Le sac glisse de son épaule et s’écrase sur le trottoir trempé par la pluie. Elle tape du pied et lève le visage vers le ciel, agacée. Frappe du plat de la main sur la porte qui s’est claquée devant elle. Laissez-moi rentrer ! Les regards comme des dagues acérées. Elle donne un coup de pied dans la barrière métallique devant elle. Cette barrière entre elle et son rêve.
Shattered. Les regards comme des cartouches de fusil. Les lumières de l’autre côté s’éteignent et elle se jette à nouveau contre la porte. Frappant, criant, hurlant. Les regards comme des vipères aux crochets toxiques. Tandis qu’on l’avait reconduite à l’extérieur. Les regards et les murmures, des masses agglutinées de serpents aux langues empoisonnées. Et les rires, comme des bouts de verre qui lui rentrent sous la peau. Jetée. Foutue dehors. Et pourquoi ? A cause de leurs esprits trop étriqués. La gueule dans la boue. Mexique ou Londres, y en a pas un pour rattraper l’autre. Oh que Paris lui manquait, ou même Montréal.
Dehors. Sous le ciel londonien. Avec comme seul bagage son sac et son échec.
Et les insultes en espagnol pleuvent contre ces sales pies, ces foutues fouineuses. Elle finit par tourner les talons, sac trempé à son épaule et ses deux majeurs dressés en direction de l’école d’où elle venait de se faire virer. Dans son portefeuille, son visa brûlait, lui rappelant que la seule raison pour laquelle elle avait pu rester ici, à l’autre bout du monde, légalement, venait de lui claquer une porte au nez. Elle veut pas rentrer au Mexique, oh non, plutôt mourir. Mais ne s’appellent pas Sandoval toutes les pimbêches perchées sur leurs pointes. Oh non. Elle va leur montrer, Naya. Elle va leur montrer qu’avec ou sans école, elle deviendra la meilleure. Danseuse. Étoile qui brille, scintillante sous les projecteurs. Hanches qui tournoient, les bras gracieux qui copient la beauté du vent. Pas qui s’enchaînent sur un rythme sans musique. Elle grimperait à l’échelle de la réussite par le chemin le plus compliqué, celui en dehors des clous. Mais elle n’abandonnera pas. Elle est mexicaine, elle a grandit avec le soleil d’Amérique Latine qui lui brûlait la peau, elle a galopé dans les déserts et a survécu dans des quartiers mal famés, loin des gangs, loin de la drogue, loin de ses frères. Elle s’est toujours envolée sans un sou et sans coup de main et a parcouru tant de distance déjà qu’elle ne craint pas la rue. Qu’elle ne craint pas les lendemains incertains.
Campée sur ses deux pieds, elle brandit son téléphone. «
Querida, j’arrive, envoies-moi ton adresse. » Texto envoyé, réponse reçue. Et la voilà qui s’envole, traverse la ville sous le ciel gris de Londres, dansant entre les gouttes de pluie. Trempée jusqu’aux os, elle fait face à ce bout de jeune femme qui vient la réchauffer d’un baiser sur les lèvres. Elle est belle, elle est grande, elle est danseuse, elle aussi. Elle chante et elle joue de la musique, mais elle aussi, elle galère. L’appart’ où elle se trouve, c’est un taudis qu’elle partage avec plusieurs de ses autres collègues danseuses. L’air est vicié et la fumée des cigarettes se mélange à celles des joints qu’elles se passent. Elle grimace, Naya. Des cadavres de bouteilles gisent sur le sol et sur la table dans le salon. Elle l’avait prévenue, sa
Querida. Mais elle ne s’était pas à retrouver tant du Mexique dans Londres. Ça lui plaît pas. Mais pas le choix. Elle a pas une thune, nulle part ailleurs où aller. Alors, elle squattera ici jusqu’à nouvel ordre. Jusqu’à commencer à travailler vraiment. Retourner dans cette boîte de nuit où elle avait rencontré sa
Querida pour proposer de danser lors de certaines soirées, servir des boissons, peut-être aussi. On la baladait. De bars en bars, de boîtes de nuit en boîtes de nuit, puis dans les quartiers plus obscurs de Londres où d’autres filles comme elle qui n’ont qu’un visa temporaire (ou pas de visa du tout) se bousculent pour trouver une place et danser pour des types qu’elles n’auraient jamais regardé dans la rue.
Mais tant qu’elle dansait, ça passait.
Puis, un jour, un type lui a tendu une carte. Plumes, paillettes et maquillage outrancier et des noms pas très british imprimés dessus. Elle l’a interrogé du regard, il lui a juste répondu qu’elle pourrait venir pour essayer et si ça ne lui convenait pas, elle pourrait rester ici. Un bref coup d’œil vers les néons dégueulasses, les barres verticales collantes et l’expression lubrique d’un des habitués qui n’en finissait plus de la déshabiller mentalement la convainquirent. Ce type était propriétaire d’un cabaret et visiblement, ils avaient besoin de danseuses. Elle n’était pas la seule à avoir été invitée à tenter sa chance. Mais le challenge lui plaisait. Puis, quitte à rester coincée sur Londres, autant que l’expérience soit plaisante.
C’était différent. C’était sensuel, c’était beau. C’était artistique. C’était ce qu’elle aimait dans la danse et ce côté savoureux qui n’existait pas quand on tente juste d’exciter le premier alcoolique venu. Ici, on ne touche pas. Ici, personne ne paye pour qu’elle bouge ses fesses en privé. Ici, son corps est art et sublimé. Le public est loin, mais leurs innombrables yeux sont braqués sur elle.
Et elle brille. Londres est aveugle, mais quelques minutes par soirs, c’est sa lumière à elle qui les éblouit.
« Au moins, tu fais quelque chose qui te plais, Nana. » « Lo sé, Querida. »
Soupir. Elle la serre contre elle. Elle va partir, quitter ce taudis. Mais sa
Querida ne suivra pas. Ici, elle paye pas de loyer. Ici, elle peut grappiller le moindre centime. Chez Naya aussi… Mais elle pense que c’est surtout parce qu’elle ne veut pas quitter les autres filles. Ça avait jamais accroché avec elles, de toutes manières, ces quelques mois passés avec elles étaient bizarres. Elle se sentait pas à sa place, pas la bienvenue. Y avait que sa copine qui l’accueillait dans ses bras et encore, parfois, il y avait des moments de flottement étranges. Indépendance hurlait dehors et sifflait Naya pour qu’elle la rejoigne. Étouffante cette baraque. Trop longtemps au même endroit. Elle aime pas. Elle préfère sauter d’un point à un autre, quoi que ça puisse être rassurant d’avoir un point de chute, un petit nid où se lover quand elle est trop fatiguée. Loin, loin, elle prend un appart’. C’est compliqué, elle gagne pas assez pour manger tous les jours, mais ça se jouait. Elle avait tourné une page, commencé un nouveau chapitre. Avec sa
Querida comme marque-page, seule constante dans sa vie de nomade.
A ce jour, elle possédait un peu plus qu’un vulgaire sac de sport où étaient fourrées quelques affaires. Cette fois-ci, c’étaient plutôt une ou deux valises et un carton humide qui menaçait de dégueuler tout son contenu sur les dalles du hall de son nouveau chez elle. Mais plutôt que de s’embêter à essayer de tout monter, elle a attendu. Cheveux mouillés qui perlent sur sa veste.
Querida et ses colocs au travail, ses collègues qui jouent les abonnées absentes – bien sûr – elle a du se débrouiller seule pour amener le tout ici. Le taxi lui a coûté tellement cher que son porte-monnaie la sermonne, étouffé dans une poche de son sac à main. Puis, il est arrivé. Le mignon. Grand sourire, sur les lèvres, elle a acquiescé, soulagée, quand il lui a proposé de l’aide pour monter tout son bazar. Adorable petit bout de bonhomme, il lui a tout de suite dérobé son cœur…. Oh. Haha, non. Pas comme ça. Y a bien eu un moment où, méfiante, elle l’a tenu à distance, s’imaginant qu’il était comme … tous les autres. Mais, elle a bien fait d’écouter les murmures de son palpitant, car ce garçon, c’est la définition même de l’Adorable. Loin des regards affamés, loin des mains baladeuses, loin de tout ça, petit Freddy. Quand elle le regarde, elle a l’impression de voir le petit frère qu’elle n’a jamais eu. Elle ressent une affection sans borne pour ce petit bout de jeune homme, qu’il sourit ou qu’il rougisse quand ils se croisent alors qu’elle part travailler. A croquer, oh qu’elle le mangerait tout cru son
Cariño.
Puis… Le temps qu’ils passent ensemble fait fleurir son amitié, gonfle ses veines de tout cet amour fraternel, de cette amitié débordante. Alors, elle s’agrippe, elle fait celle qui connaît pas la ville et lui demande de la lui faire découvrir, accrochée à son bras, elle se nourrit de cette relation incroyable qui la grandit. Trois petites années, où elle vogue entre Londres et son
Cariño et le reste de l'Europe, épargnant la moindre livre pour pouvoir s’échapper parfois quelques jours à l’étranger. Prague et Barcelone. Milan et Genève.
Elle s’ouvre encore, fleur qui bourgeonne au printemps et scintille dans les yeux du jeune homme. Nayara a bien fini par le remarquer. Les iris timides de son ami, ses joues vermeils. Elle reconnaît les signes. Parce qu’elle ressemblait à ça aussi quand tout était beau avec sa
Querida. Alors, elle sourit et elle garde sa main serrée dans les siennes, désolée. Je t’aime, mais pas comme ça, petit cœur. Ça se serre dans son ventre, qu’elle regrette de lui avoir parlé de sa
Querida, de s’être plaint de leur relation qui bat de l’aile, de sa danseuse qui valse trop loin et avec d’autres. Alors, quand son Freddy a fini par lui avouer qu’il n’avait jamais eu personne dans sa vie, c’était ça. Oui. Elle lui trouverait quelqu’un. Elle l’aidera à détourner son regard d’elle, qu’ils gardent juste cette amitié parfaitement mignonne telle qu’elle est.
Parce qu’elle veut le voir heureux, son bout de chou et elle sait que s’il continue comme ça, il en sera loin.
Du bonheur.